La Méduse et le Renard: avril 2011

Perte et retrouvailles

Nous sommes partis
chacun de notre côté
sans nous retourner
semant juste un peu de vent
entre nos fuites

Heureusement pour nous
le chemin formait une boucle
et nous n'avons pas mis
plus de deux heures
avant de nous remettre
la main dessus

La solitude est un noyau dans un fruit

Sur le parterre
devant chez elle
une impressionnante collection
de coquilles St Jacques
Sur le rebord de
ses fenêtres
des dauphins aux yeux de strass
et sur la porte d'entrée
une pancarte qui dit
"Bienvenue mes amis"
mais à l'intérieur de sa maison
assez de solitude
pour soigner
une foule d'agoraphobes

Pendant les nuages noirs

Certains
lèvent les yeux
ferment leurs sourires
à double tour
ou encore
mettent les mains
dans leurs poches
D'autres
écrasent un soupir
en profitent pour flinguer
un ou deux souvenirs
ou bien
rentrent et s'enferment
dans leurs appartements

Chacun s'occupe
comme il peut
lorsqu'il attend
qu'un nuage noir

passe

Cœur d'orage

Cette fille a le cœur
d'un orage d'été
et les yeux comme
des petites maisons
inondées

Lâcher de chiens

Si le monde avait
un trou du cul
il serait là
sous ce porche
où un vieil homme
le bras posé sur sa carabine
jette ses yeux
sur la plaine
comme il lâcherait
des chiens
dans le paysage

Tomber plus haut

Entre deux eaux

Elle pleure
comme un verre d'eau
qui déborde

Il fait
la bassine

Je les observe
du coin de l'œil
se vider
se remplir

Fossoyeur du dimanche

Creuser
l'écart
entre le début
et la fin
puisqu'il faut bien
commencer
à creuser
quelque part

Croisons le fer avec la nuit

La nuit est

arme de la solitude
avec laquelle
les petits chevaliers
que nous sommes
croisent le fer
et aiguisent
leurs idées tranchantes

Comme on se construit des horizons

Il suffit de
fermer les yeux
pour construire
des horizons
disait-il souvent
ainsi passait-il ses journées
dans l'espace
et ses nuits entières
dans le lit
de la voisine d'en face
qu'il observait chaque soir
se déshabiller
derrière la fenêtre

Les jours de vertige

Ferme les yeux
ouvre les brèches
de l'imagination
saute dans le vide
de tes pensées

L'histoire monstrueuse

C'était une histoire
qu'il racontait aux enfants
une histoire qui
empêchait de fermer les yeux
ouvrait les bouches
et dressait les poils
sur les bras

Une vieille histoire
bien affreuse
et bien sale
qui savait encore
malgré tout
se faire désirer

Survivre à la douche

Tu es
dans la salle de bain
il pleut sur toi
j'écoute les petites gouttes
cingler ta peau
depuis la chambre
Je suis resté au lit
les yeux encore allongés
derrière leurs fines
canisses de chair
et je m'imagine
ailleurs
dans une cabane
à attendre devant le feu
que tu survives à l'orage
Soudain la porte s'ouvre
je relève la tête
tu es vivante

L'homme qui dort dans l'animal

Sous les poils
de l'animal
la peau
sous la peau
la chair
sous la chair
les veines
sous les veines
les os
et au plus profond des os
l'instinct coriace
d'un homme égaré

Plein le dos

Les épaules doivent
chaque soir
supporter la nuit
qui leur tombe dessus

Être un bison

Paître
à l'abri des regards
devenir le bison
des grands espaces
au fond de tes yeux

La question qui turlupine

C'est une question qui revient sans cesse. Un point d'interrogation parfum boomerang. Il essaie de ne pas trop y penser et pour ce faire s'efforce d'occuper toutes les minutes fourmillantes d'une journée. Il lui est même arrivé de tondre une pelouse déjà tondue, d'arroser ses fleurs après l'averse, ou encore de saboter sa voiture pour mieux avoir à la réparer. Tant qu'il colonise les secondes, le voilà débarrassé de cette question qui lui revient en tête dès qu'il ralentit la cadence. Mais rien à faire, chaque soir elle rapplique pour tordre les fils de son cerveau. Et les yeux au plafond il se demande alors de quelle couleur est la première couleur du jour.

Autant pisser dans un verre

Pas trop son truc
de pisser dans les violons
peut-être
qu'elle aime trop la musique
pour ça
alors quand elle se fait chier
elle se contente de verser
quelques larmes de crocodile
dans son whisky

Concurrence déloyale

Ce matin
sur la place de l'église
un camion Darty
"livraison 7 jours sur 7"
tatoué sur le flanc
a pris la place
du corbillard

Un grand courage

Faut-il être courageux
pour confondre un sourire
avec le bonheur

Le poème qui commence loin et finit mal

Ce poème part
de l'horizon
on voit du ciel
de la terre
puis un trait au milieu

Un peu plus près
on aperçoit
des arbres et
comme des petits moustiques qui volent
sans doute des oiseaux
parce qu'un oiseau dans l'horizon
ressemble à un moustique qui vole

Encore plus près
il y a un champ
énorme
tout vert
et le ventre plein de fleurs

Beaucoup plus près
une barrière abimée
deux mains posées dessus
et ce poème finit
avec une larme qui tombe
et s'écrase
entre les deux mains

Parfum punaise

Les souvenirs
quand on les regarde
trop longtemps
grouiller à nos pieds
finissent par prendre
une odeur
de punaise écrasée

Rien dans rien

Il cueille des étoiles
d'autres coupent du bois
ou savonnent des planchers
lui cueille des étoiles
et il en choppe
chaque soir
une bonne tournée
Elles ne servent à rien
lui non plus
et pour aller du ciel
à sa besace
il faut les voir filer
comme l'éclair
d'une tristesse à l'autre

Le jour fait des enfants précoces

Le jour accouche
dans nos yeux
sa lumière brillante
qui sait déjà marcher
parler
et mourir

Problème de cosmonaute

Dire que
le dernier homme
à marcher sur la lune
ne saura même pas
qu'il l'est

Quand on s'écrit des cartes postales

C'est con
mais on reçoit si peu
de courrier intéressant
qu'on en vient à
s'écrire à soi-même
et écrire finalement
c'est pas autre chose que
s'envoyer des cartes postales
tous les jours
pour prendre des nouvelles
de soi

À propos des arbres qui dansent...

Il y a cette image facile
et régulièrement utilisée
en littérature
d'arbres qui dansent
oui oui
d'arbres qui dansent
Je ne voudrais pas
plomber l'ambiance
mais personnellement
je n'ai jamais vu
d'arbres danser
pas plus que de buisson ardent

d'ailleurs
par contre
et là je l'affirme
haut et fort
j'ai déjà croisé
tout un tas d'amis
sur le point de devenir
de vieilles branches

Fatalité et cerisiers

Il y a des choses
contre lesquelles
on ne peut pas lutter
vois-tu
c'est comme quand
les anciens mettent des filets
autour des cerisiers
pour empêcher les merles
de se tâcher le bec
il y aura toujours un foutu oiseau
pour contourner le problème

D'accord pour avouer que
tu aurais eu tort de ne pas essayer
de l'esquiver
mais on ne peut rien
changer au destin
et pour te dire franchement
même en roulant moins vite
je ne vois vraiment pas
comment tu aurais pu l'éviter
ce caniche

Matinée graisseuse

Il était à peu près
8 heures
quand elle a pris
ses cliques
et ses claques

puis elle est retournée vivre
cette grasse matinée
dans ses rêves

Quand elle se lève

Il n'y a pas un bruit. Il y a un bruit. Deux bruits. Il y a quelques bruits, puis plusieurs bruits qui s'intensifient. Il n'y a plus que des milliards de bruits et nos récipients d'oreilles. La ville est debout.

Âme sœur frelatée

On ne le cherche pas
parfois il faut toute une vie
pour le rencontrer
pourtant on a tous
caché quelque part
entre les ruines du monde
un chien galeux
qui nous ressemble

Home sweet home

La seule
véritable façon
de sortir de chez soi
est de rentrer
dehors

Un bon viol de saison

Le printemps
et les filles
toute une histoire
de vent et de tissu
d'intrusion sous les robes
de bourrasques remontant
les cuisses
et leur sourire
qui semble dire
voilà enfin
un viol acceptable

Avant d'aller travailler

La lumière fait
des croche-cils
à mes yeux
dans le couloir
et mes paupières-matelas
se déplient au bon moment
pour sauver mes rétines

Les fins horizontales

Quand je m'allongerai
pour de bon
quand je serai plus bas que terre
quand tes pieds fouleront
ma tête
quand ton sud deviendra
inévitablement
mon nord

Le vieillard qui danse tout seul

Il marche
comme on danse
lorsqu'on est ivre
et personne
dans le bal du matin
pour lui accorder cette promenade
du palier
à sa boîte aux lettres
Il revient les mains vides
comme on swing entre deux camions
un sourire coincé entre deux morts
jusqu'à sa porte qui grince

La minute qui prend son bain

Cette minute-là se situe à la frontière du très tard et du très tôt. Elle repose dans un bain de lumière recouvert d'une onctueuse mousse d'ombre. Elle a dans son ventre autant de cris que de murmures, autant de craintes que de chairs chaudes blotties contre d'autres chairs chaudes. Cette minute-là ne dure pas même une minute. Une volée de secondes. Un instant rachitique qui se brosse le corps avec approximation. Une toute petite minute qui prend son bain en un éclair et part sans s'essuyer. Une minute qu'on trouve en fouillant longtemps parmi les nuages. Il ne faut être ni en avance ni en retard. Il faut des années avant de mettre les yeux sur le point G de l'aube.

Comme on étend du beau linge

Ils sont assis
sur un petit muret
l'après-midi est immense
ils ne s'en lassent pas
ne s'en vantent pas
non plus
gardent secret
ce moment passé
cul sur les pierres
à suspendre des bouts
de leurs vies
entre leurs bouches

En attendant les étoiles

Nous n'économiserons
aucun sourire
aucune larme
aucune pulsion
Nous creuserons des terriers
dans la terre des cauchemars
Nous deviendrons
ces proies intouchables
qui dansent sous le soleil
en attendant les étoiles

Parution - Charogne #2 - avril 2011

Charogne #2 vient de sortir !

Une deuxième charogne bien rose et bien remplie,

avec au sommaire :

Jacques Ancet
Bénédicte Balza
Julien Blaine
Antoine Brea
Christophe Esnault
Lauranne
Patrice Maltaverne
Charles Pennequin
Pascal Pratz
Guillaume Siaudeau
Marlène Tissot
Gaston Vieujeux
Thomas Vinau
Vincent

Illustrations : Magali Planès

Pour toute commande ou pour plus d'informations, c'est ICI

Du haut de notre captivité

Il est tard
le sol fusionne
avec le ciel
dehors devient
confiture de goudron
et quelques oiseaux
essaient de
fuir nos yeux
Nous sommes
derrière la fenêtre
nos regards emportent tout ça
au chaud dans nos cervelles
Pourtant
nous savons qu'un jour
il nous faudra
ouvrir la fenêtre
et devenir
un de ces oiseaux qu'on traque
pour leur liberté

Nouvelles portées

Demain est
un animal sauvage
une portée de jours
entre les pattes
la queue des souvenirs
un coup à gauche
un coup à droite
Demain n'est pas
autre chose
qu'un animal sauvage
à l'arrêt
dont l'instinct
nous prête quelques rêves
pour une poignée de nuits
encore

Ne mangez pas de pommes

Protéger les siens
ruser
troquer des années souriantes
contre de sales quarts d'heures
Ne pas être au point
souvent s'égarer
appréhender
savoir que
parfois les contes finissent mal
y aller à tâtons
les yeux fermés
aspirer à une vie

de blanche neige
sans pomme
de chaperon rouge
sans loup

Où il est question de la petite machine

Chacun devrait posséder
tout au fond de son cerveau
un ustensile
une petite machine
ou appelez cela comme vous voudrez
bref
Chacun devrait être capable
simplement
en activant ce truc-appelé-comme-vous-l'avez-voulu
de construire des refuges avec sa bouche
et d'inviter des gens biens
à venir s'y promener

Après l'aiguille

La vie ne tient qu'à

un fil
reste plus qu'à trouver

le fil

Comme on cultive l'horizon

Ton regard une graine
l'horizon un jardin
l'éclosion du soleil
sous tes larmes

Jusqu'à épuisement

On la suit à la trace, on la mord, on la lèche, on la caresse du bout des souvenirs, on la dorlote, on la frappe, on la laisse traîner tard dans le froid, parfois on la confie à la nuit, on l'use, on l'embrasse, on essaie de l'étirer sans qu'elle casse, on la dresse, on l'implore, on la fait combattre dans une arène avec la mort, ou bien on choisit de la laisser tranquille faire son petit bout de chemin, notre vie.