Rongeurs, lettres du front


Cher Rongeur bucolique,

Je viens de rentrer chez moi. J'ai l'impression qu'ici la nuit tombe plus tôt que n'importe où. C'est drôle comme elle s'amuse avec les visages. Je ne sais pas si c'est comme ça chez toi. Ici les bouches heureuses la voyant débarquer se planquent vite fait bien fait sous des barbes ou des écharpes. Quand les ombres humaines s'accouplent à celles des immeubles, je ne donne pas cher des derniers sourires qui disparaissent avec les derniers rayons de soleil.

Et alors les pieds deviennent des horizons. On se croise entre deux lampadaires, on laisse passer un chien, une femme et sa valise, un cerveau embué dont le ciel noir aspire déjà les idées. Ce soir dans le tramway il y avait un type saoul qui gueulait tout seul au milieu du couloir. Et les yeux de tous les passagers le balayaient, sans s'arrêter sur le corps ivre qu'il était. Comme des petits balais qui auraient passé sur ses écarts en forme de miettes. Des dizaines de petits balais qui faisaient le ménage, chacun à leur rythme, sur l'état déplorable de ce type. Et ce type, lui, il devait tous les balayer avec son seul petit balai. Alors j'ai aidé ce type à balayer les passagers. Et j'ai vu leur misère. Il y avait dans leurs yeux des petites photos de bêtes crevées. Et le type chantait un bonheur que personne ne comprenait. Je n'ai pas pu savoir lequel de ce type ou de "tous ces passagers" était le plus malheureux.

En rentrant chez moi je me suis dit que ça faisait peut-être trop longtemps que cette ville m'hébergeait. Et la soirée est passée, douce, avec beaucoup de chaleur à ses trousses. Et puis très tard, comme pour me faire mentir, je me suis endormi contre sa chair chaude. Et c'était un peu comme si je m'étais réveillé dans une autre ville.

J'espère que tu vas bien,

Rongeur urbain


Extrait d'un projet en cours, "Rongeurs, lettres du front",  en collaboration avec mon pote Thoams, rongeur du Luberon

2 commentaires:

Arielle a dit…

Regards en balais d'essuie-glaces combien en avons-nous croisés et... balayés !

La Méduse et le Renard a dit…

Une vie à faire le ménage...