Sous tes paupières usées *


Je suis le jour qui se lève, tu ne vois plus que moi. J'emporte au passage l'échec des animaux et leurs plaintes stomacales. Je file entre les arbres, tu n'entends plus que moi. Le fil d'Ariane d'une journée brumeuse. Mes ailes pleines de rosée, ma gueule un horizon. Je suis le jour qui se lève et tu ne vois plus que moi. Je fous des roustes à la nuit. Lui lustre les heures perdues. Lui fouette le postérieur. Fais de ses ombres des éclats d'espoirs dans le ciel gris. Tu distingues à présent des renards, des lapins, des biches, qui rentrent au bercail du sang sur les poils et la peur dans les yeux. Une armée de sauvages les pattes graissées de boue, et la haine dans les flancs. Des crocs pas assez blancs pour tuer, et trop menus pour mordre un jour naissant. Ce même jour naissant toujours devant tes yeux. Au loin une voiture gronde et mêle sa fumée au bitume. La toux rauque d'un vieillard rebondit sur les plaines. Au loin les cris des animaux ressemblent à des comptines, tu dors toujours et tes oreilles se chargent. Écoute le vent violer les herbes hautes. S'attaquer aux pivoines et cracher sur les sauges. Tu ne penses plus à demain. Demain est ce matin, ce jour qui n'en finit pas de luire et de tuer les témoins. Entends tout cela. Enivre tes tympans des longs bruits buissonniers. Fais de ton ouïe un gouffre, que les vacarmes envahissent en y jetant leurs cordes. L'horizon se précise, une ligne bien définie. Entre la confiture du ciel et la mélasse des champs. Les sens à l'affût du rapace qui rentre au nid bredouille. La rage de ses petits. La peine au bout du bec. Le souvenir des asticots flottant dans les fraîches charognes. La pluie fine sur tes lèvres, sur tes paupières usées, sur la terre des sentiers qu'on déconstruit chaque jour. La pluie sur tes cheveux et bientôt la rivière, qui coule en cascade le long de tes joues roses. Le fracas des gouttes sur les poteaux de clôture, sur les racines émergées, la horde des gouttes sur l'ondulante colline. Tu m'entends toujours. Écoute-moi une dernière fois. Maintenant tu vas te réveiller, tranquillement, la fraîcheur du matin est une bassine d'eau fraîche. Tu reviens à toi. Tes rêves en bandoulière autour du cou de la nuit. Les choses que tu as touchées collées au bout des doigts. Tes paupières deviennent moins lourdes. Tu reprends petit à petit contact avec la réalité. Tu ne vois plus que moi. Tu distingues tout autour. Tu reviens parmi nous. J'espère que ça t'a plu. Demain si tu veux, nous retournerons là où il ne suffit pas d'avoir les clés pour ouvrir toutes les portes. On recommencera. Plus longtemps. Et le jour naissant prendra les traits d'une année, d'un siècle, ou d'une éternité.

* Texte paru il y a quelques temps dans la revue La Femelle du Requin n°36

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